18.
La Fée et le Capitaine
Après l’attaque des rats, Ariane, la Fée devenue Chevalier d’Émeraude, demeura au Royaume d’Opale. Elle souhaitait faire plus ample connaissance avec le capitaine de la garde du roi, un homme d’âge mûr du nom de Kardey qu’elle avait sauvé d’une mort certaine pendant l’invasion des rongeurs géants. Le célibataire endurci, qui avait voué toute sa vie à l’armée, s’était montré sidéré par la beauté de cette femme capable de manier l’épée et de déchiffrer les élans de son cœur. Faisant preuve d’audace, Kardey l’avait incitée à passer quelques jours dans son pays, tandis que les autres Chevaliers rentraient au Royaume d’Émeraude. Sa décision de rester auprès de lui le combla de joie.
La Fée et le capitaine chassèrent ensemble, ils croisèrent le fer par plaisir devant tous les soldats d’Opale, le chef d’armée voulant montrer à ses hommes l’habileté de cette femme Chevalier, et ils galopèrent sur les berges des rivières. C’était la première fois que Kardey ressentait une aussi puissante attirance pour une dame. Il aimait regarder le soleil se refléter dans ses longs cheveux noirs, admirer son sourire parfait et caresser sa main douce comme la soie.
Puis, un soir, Ariane l’invita à prendre le repas dans ses appartements du palais. Avec solennité, Kardey enfila une tunique et un pantalon de velours noir, des bottes souples en peau de bête et une ceinture de cuir travaillé à laquelle il pendit fièrement sa plus belle épée. Il coiffa ses cheveux sombres en les attachant sur sa nuque et tailla sa barbe. Il ne connaissait pas les plans de sa belle, mais il voulait que sa tenue soit impeccable.
Lorsqu’il arriva à sa porte, une servante le conduisit sur un grand balcon éclairé par une centaine de chandelles. Il aperçut alors, lui tournant dos, une femme vêtue d’une longue robe rouge. Ses boucles de jais coulaient en cascade jusqu’à sa taille. Elle se retourna et sa beauté le frappa de plein fouet, comme la lumière divine du ciel. Ariane, sans son costume de Chevalier, ressemblait aux déesses de la chasse dont les effigies ornaient les temples d’Opale. Elle s’avança vers lui, ses yeux clairs transperçant son cœur amoureux. Il posa lentement un genou en terre.
— Ariane d’Émeraude, je vous aime à la folie, déclara-t-il d’une voix étranglée. Je ne suis qu’un simple soldat sans magie aucune, mais un homme honnête s’il en est un. J’ai encore quelques bonnes années devant moi et j’aimerais les partager avec une femme aussi merveilleuse que vous. Acceptez-vous d’unir votre vie à la mienne ?
— Je croyais que vous ne me le demanderiez jamais, répondit la Fée avec un sourire. Mais, dites-moi, Kardey d’Opale, êtes-vous vraiment sûr de vouloir partager la vie d’un Chevalier d’Émeraude ?
— Je suis prêt à vous suivre jusque dans la mort, jura-t-il en frappant durement sa propre poitrine avec son poing. Je veux respirer l’air que vous respirez, fouler les mêmes lieux que vous et affronter vos ennemis à vos côtés.
— Et quitter votre royaume pour le mien ?
— Je vivrai où vous voudrez.
— Dans ce cas, j’accepte avec le plus grand plaisir de devenir votre femme.
Elle lui tendit les mains. Kardey les embrassa avec passion, des larmes de joie roulant sur ses joues. Après un interminable repas romantique, le capitaine se rendit aux appartements du Roi Nathan. Malgré l’heure tardive, le monarque voulut bien le recevoir. Il entendit la requête de son meilleur soldat, qui voulait épouser celle qui lui avait sauvé la vie. Exigeant mais juste, le roi écouta Kardey jusqu’au bout. Il l’avait si bien servi toute sa vie qu’il ne pouvait pas refuser de le laisser partir pour d’autres horizons. Beaucoup de jeunes soldats convoitaient son poste de capitaine et il arriverait sans peine à le remplacer. A son avis, ce loyal serviteur méritait une retraite remplie d’amour et de satisfaction dans les bras d’une Fée aussi belle qu’Ariane.
— Je vous souhaite une ribambelle d’enfants aussi méritants que vous, Kardey, déclara finalement le Roi Nathan en le saisissant solidement aux épaules.
Cette nuit-là, le capitaine ramassa ses affaires et ses armes préférées. Il fit ses adieux à ses hommes, qui insistèrent pour célébrer son nouveau bonheur. Il but donc avec eux jusqu’à l’aube en vantant les mérites de sa future épouse. Lorsque vint l’heure du départ, Ariane le trouva plutôt chancelant. Vêtue de sa cuirasse verte, ses cheveux noirs tressés dans son dos, la Fée regarda Kardey tituber jusqu’à elle en tenant son cheval par la bride. Elle esquissa un sourire moqueur.
— Je crains de ne pas être en état de voyager, s’excusa-t-il en rougissant.
— Mais puisque votre cheval, lui, n’a pas bu, vous n’aurez qu’à vous cramponner.
Ariane se hissa sur sa monture et observa la mine déconfite de son fiancé. Par fierté, il fit de gros efforts pour mettre le pied dans l’étrier. Serrant les lèvres pour ne pas rire, la Fée se servit de ses pouvoirs de lévitation pour l’aider à grimper en selle.
Ils voyagèrent quelques jours sans se presser en se racontant des épisodes secrets de leurs vies, jusqu’à ce que la femme Chevalier perçoive par télépathie la détresse et la colère de Wellan. Les amoureux se trouvaient alors au pied de la Montagne de Cristal, à la frontière des Royaumes de Diamant et d’Émeraude. C’était le matin, mais ils ne pourraient pas atteindre le château avant le lendemain. Ariane allait communiquer avec son chef lorsqu’elle ressentit l’étonnement des Chevaliers et des Écuyers. Elle ignorait évidemment que c’était leur soudaine croissance qui provoquait cet émoi. Kardey l’empêcha de s’en informer.
— Que ressentez-vous, belle dame ? s’alarma-t-il en captant l’inquiétude sur son visage d’albâtre.
— Les Chevaliers sont tous reliés par leur esprit, lui apprit-elle. Lorsque l’un d’entre nous a des ennuis, nous le savons sur-le-champ.
— De qui s’agit-il ?
— C’était d’abord Wellan, mais on dirait que tout l’Ordre est en effervescence.
— On dit à Opale que vous êtes capables de vous parler sans ouvrir la bouche, mais je ne comprends pas comment cela est possible.
— C’est pourtant très facile, mon ami. Je n’ai qu’à respirer profondément, à me concentrer et à contacter mon compagnon dans ma tête.
Les sourcils arqués du capitaine faillirent lui faire oublier que ses frères avaient peut-être besoin d’elle. Mais elle ne pouvait pas le laisser sans explication.
— C’est la même chose que lorsqu’on lit un livre, ajouta-t-elle. Involontairement, on récite les mots dans son esprit.
— Cela demeure un mystère pour moi, mais je vous conseille de vous servir de cette merveilleuse faculté pour demander à votre chef ce que nous pouvons faire pour lui venir en aide.
Kardey portait le plus grand respect à Wellan, qu’il avait jadis affronté à l’épée et aux côtés duquel il avait combattu quelques jours plus tôt pour débarrasser le Royaume d’Opale des rats affamés.
Wellan ? appela Ariane, son regard devenant fixe tout à coup. Il était temps, répondit le grand Chevalier en faisant sourire sa sœur d’armes. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
Wellan lui parla de l’intervention magique des dieux et lui demanda de se dépêcher à rentrer. Il s’abstint par contre de lui relater sa discussion avec Abnar. Ariane l’informa qu’elle n’était qu’à deux jours du château.
Les deux cavaliers galopèrent dans l’ombre de la montagne, cet énorme monument à la gloire des hommes libres. Ils furent forcés de s’arrêter pour la nuit lorsqu’un orage éclata dans le ciel, réduisant la visibilité sur ce terrain fortement accidenté. Ils s’abritèrent dans les rochers et ne se remirent en route qu’au matin.